La chaîne d’approvisionnement en bière artisanale de l’Alberta : Les malteurs qui fixent les normes (troisième partie)
La COVID-19 a fait des ravages dans presque tous les secteurs manufacturiers de l’Alberta l’an dernier. Cette série en quatre parties explore les aspects économiques de l’une des nombreuses chaînes d’approvisionnement albertaines de l’orge à la bière. Nous cherchons à savoir comment les liens uniques qui unissent les brasseries artisanales à leurs consommateurs leur ont permis de se soustraire au poids de la crise, et nous tentons de mesurer l’envergure des répercussions de la pandémie dans l’industrie.
Dans notre premier article, nous étudions l’histoire du secteur pour comprendre comment les consommateurs en sont venus à prendre les commandes de la chaîne d’approvisionnement de la bière artisanale.
Dans notre deuxième article, nous expliquons comment une chaîne d’approvisionnement pilotée par la demande était particulièrement bien placée pour résister à certaines des pires répercussions de la COVID.
Dans notre troisième article, nous explorons le rôle du malteur en tant qu’intermédiaire indispensable entre le brasseur artisanal et le producteur d’orge.
Dans notre quatrième article, nous examinons dans quelle mesure la pandémie de COVID-19 a modifié – ou pas – les façons de faire d’un producteur d’orge qui entretient des liens étroits avec un malteur de l’Alberta.
Kevin Sich est un acheteur professionnel de grains depuis 30 ans. Pourtant, les événements de 2020 ont été tout à fait inédits pour lui. La tempête parfaite causée par la COVID-19 a été exacerbée par de nombreux autres facteurs.
M. Sich travaille chez Rahr Malting à Alix, en Alberta, au cœur de la célèbre industrie canadienne de l’orge de brasserie. En tant que directeur de la chaîne d’approvisionnement, il travaille directement avec les producteurs d’orge pour veiller à ce que la malterie reçoive l’orge de qualité de maltage dont elle a besoin tout au long de l’année.
Qu’est-ce que le malt?
Le malt transforme l’eau en bière. Ensemble, ces deux ingrédients constituent environ 98 % de la composition globale de chaque bière. L’ancien procédé de maltage permet de libérer les amidons présents naturellement dans l’orge et de les convertir en sucres. Le malt est sucré; pensez aux laits frappés maltés ou aux bonbons Maltesers du Royaume-Uni.
Les producteurs fournissent à la malterie des grains d’orge bruts, qu’elle transforme en malt au moyen d’un processus de maltage en trois étapes qui lui donne un aspect similaire à celui de l’orge brute. Elle vend ensuite le malt aux brasseurs.
Pour fabriquer de la bière, le brasseur écrase les grains d’orge maltée en un moût dont se nourrit la levure ajoutée. Lorsque la levure consomme le sucre contenu dans le grain écrasé, elle excrète des déchets sous forme d’alcool et de gaz en produisant du dioxyde de carbone (pétillement). C’est le processus de fermentation.
Les indispensables intermédiaires
Quelle que soit l’année, qu’elle soit typique ou non, la malterie agit comme un intermédiaire entre le producteur d’orge et le maître-brasseur (figure 1). « Depuis 10 ans, nous passons plus de temps à nous intéresser à ce que veulent les brasseurs », explique M. Sich. « Nous commençons à servir d’intermédiaire. Nous commençons à dire aux producteurs ce que la brasserie veut, car le brasseur est à l’écoute du public. »
En tant qu’intermédiaire, Rahr a la responsabilité d’intégrer la rétroaction que les producteurs et les brasseries artisanales lui fournissent. En général, elle tente de concilier les deux parties : une variété d’orge qui convient bien au producteur peut rendre le maltage difficile ou produire une bière peu prisée par le consommateur. En revanche, une variété qui donne une excellente bière et que le malteur préfère parce qu’elle est facile à exploiter peut provenir d’une culture à faible rendement ou être moins résistante aux maladies et plus coûteuse à cultiver, ce qui fait qu’elle peut présenter moins d’intérêt pour le producteur.
Cependant, l’année 2020 était tout sauf typique. Lorsque la COVID-19 a frappé pour la première fois, à la fin du mois de mars, la malterie a été contrainte — chose rare — de permettre à certains producteurs de ne pas respecter les contrats de production qu’ils avaient signés.
Figure 1 : Chaîne d’approvisionnement de la bière artisanale, avec le malteur comme intermédiaire
Les contrats de production sont la clé de la gestion des risques liés à la malterie
Les contrats de production précisent les variétés d’orge que le producteur d’orge sous contrat doit cultiver et les caractéristiques du grain recherchées par la malterie. On y précise également les volumes que le producteur a l’intention de livrer en réponse aux offres de la malterie tout au long de l’année civile à venir. Les contrats réduisent les risques que courent les malteries, en leur assurant un approvisionnement en orge de brasserie de bonne qualité, et ce, pour tous les jours de l’année. Les contrats réduisent également les risques encourus par le producteur, en garantissant un marché pour une culture spécialisée haut de gamme dans un marché qui, autrement, leur serait restreint. Cependant, en 2020, les contrats de production de Rahr ont été mis à rude épreuve.
En début d’année, la malterie a acheté la récolte de 2019, qui avait été acquise sous contrat en 2018, et qui était destinée à ses clients américains. Environ 80 % de la production annuelle de Rahr est destinée aux États-Unis, à des brasseurs comme Sierra Nevada, New Belgium et Lagunitas Brewing Company [tous ces liens mènent à du contenu en anglais seulement]. Chacune de ces brasseries produit au moins 1 million d’hectolitres de bière artisanale par an (aux États-Unis, les brasseries sont considérées comme artisanales si elles produisent moins d’environ 7 millions d’hectolitres). Elles assurent également la vente et la livraison à des milliers d’autres petits brasseurs américains. À la fin du mois de mars et au début du mois d’avril 2020, les 200 producteurs de Rahr répartis dans les prairies canadiennes se préparaient à planter leurs cultures de l’année. Bien que l’annonce de la présence du virus était désormais mondiale et urgente, rien n’indiquait que les producteurs ne pourraient pas poursuivre leurs activités comme prévu.
Du poids à la sélection : l’autre facette du maltage
À 70 kilomètres de la malterie Rahr, près de Penhold, en Alberta, John Hamill et sa famille se préparaient également à planter leur récolte d’orge de brasserie sur leur ferme établie depuis 92 ans. Hamill Farms est une exploitation céréalière et oléagineuse de quatrième génération qui produit, entre autres, de 1 200 à 1 500 tonnes d’orge de brasserie par an. En général, elle vendait son orge de brasserie à Canada Malting, le plus grand malteur du Canada, qui est situé à Calgary, puis achetait le malt de la grande malterie pour fabriquer ses bières maison.
Cela a changé en 2014. Les propriétaires exploitants John et son fils Joe ont conçu une usine sur mesure eux-mêmes, en suivant les conseils avisés de Rahr et d’autres personnes, et ils se sont dotés d’un torréfacteur turc haut de gamme – le premier du genre au Canada – pour produire de toutes nouvelles gammes de malts de spécialité. Red Shed Malting [en anglais seulement] a été la première malterie de spécialité de la province. Désormais, ils cultivent de l’orge de brasserie à la ferme et la vendent à la malterie par le biais de contrats de production. Ils ont également conclu des contrats de maltage avec des brasseries de toute la province pour malter de l’orge provenant de producteurs faisant partie des chaînes d’approvisionnement locales des brasseurs.
Malts de base et malts de spécialité
Les malteurs fabriquent des malts de base et des malts de spécialité. Les malts de base représentent au moins 90 % du malt utilisé dans quelque bière que ce soit (et 100 % des bières industrielles). Principalement utilisé dans le processus de fermentation (pour fabriquer l’alcool), le malt de base est l’élément de base de toutes les bières, qu’elles soient artisanales ou industrielles.
La malterie à tours de Rahr produit du malt de base et a une capacité annuelle de 180 000 tonnes de grains. Leur usine jumelle, qui est située près de Minneapolis, produit 415 000 tonnes, ce qui fait de Rahr l’une des plus grandes malteries d’Amérique du Nord.
À l’autre extrémité du spectre, Red Shed réalise des bénéfices en produisant 4 tonnes de malts de spécialité par semaine. Les malts de spécialité sont uniquement utilisés pour fabriquer de la bière artisanale. On leur permet de libérer leurs saveurs, leurs arômes et leurs couleurs grâce à un processus de trempage. Les brasseurs artisanaux utilisent, en moyenne, quatre fois plus d’orge par baril de bière que les brasseurs industriels.
L’apparition de la COVID
La pandémie a été déclarée le 11 mars 2020. Peu de temps après, les brasseries partout aux États-Unis et au Canada ont cessé de brasser. Les restaurants ont fermé. Les ventes de bière en fût ont cessé. Comme les gens craignaient d’être coincés chez eux indéfiniment, les consommateurs ont commencé à se faire des réserves de bière, ce qui a fait monter les ventes globales par rapport à la même période l’année précédente. Tout le monde voulait des canettes. Bien que cette situation se soit avérée positive pour les brasseurs artisanaux établis qui étaient plus susceptibles d’être organisé pour le remplissage de canettes, les brasseurs plus récents et plus petits qui dépendaient davantage des ventes dans les bars ont eu plus de mal à faire ce virage. Certaines des petites brasseries canadiennes achètent leurs malts de spécialité auprès de Red Shed.
« C’était terrifiant », déclare John Hamill. « Aussitôt que la COVID-19 a frappé, notre téléphone a cessé de sonner. Personne ne voulait des malts de spécialité, et nous ne savions pas quand les affaires allaient reprendre ni même si elles allaient reprendre. Personne ne savait ce qui se passait ou combien de temps cela allait durer. »
Deux malteries, deux histoires
Même les plus grandes brasseries mondiales ne sont plus intégrées verticalement et ne maîtrisent plus chaque étape de la chaîne d’approvisionnement de l’orge à la bière. Cependant, les Hamill, qui possèdent à la fois une ferme et une malterie spécialisée, alimentent une chaîne d’approvisionnement différente de celle des grands malteurs de base, comme Rahr. De la production annuelle de Hamill Farms d’environ 1 300 tonnes d’orge de qualité de maltage, Red Shed achète environ 200 à 250 tonnes par année. Les Hamill mettent de côté 500 tonnes de récolte supplémentaires, en cas de mauvaise année de récolte. Le reste revient à Canada Malting, dans le cadre d’un contrat. L’année 2020 s’est déroulée comme les autres. La structure de marché diversifiée de l’exploitation, qui a maintenu son principal acheteur pendant la crise, lui a permis de ne pas avoir à chercher d’autres marchés.
Ce fut une tout autre histoire pour Rahr. La première série de fermetures attribuables à la COVID-19 a réduit la production de brasseurs tels que Lagunitas, qui étaient relativement nouveaux dans le domaine des canettes. Aux États-Unis, les ventes globales de bière ont légèrement diminué au cours des premiers mois de la pandémie, mais les ventes de bière artisanale ont dégringolé de plus de 9 %. Les ventes des malteurs artisanaux ont également diminué, alors que les malteries ont connu en moyenne une réduction de 34 % de leurs ventes de malt avant juin 2020. Mais après quoi, selon Bob Sutton, le vice-président des ventes et de la logistique de Rahr, la demande a repris.
« Nous avons constaté une grande différence dans la demande de malt », a-t-il dit. « Elle est demeurée stable et dans certains cas, elle a légèrement augmenté du côté des brasseurs artisanaux, qui ont non seulement fait des canettes, mais qui les ont fait dans un format plus grand », a-t-il ajouté. La vente de boîtes de 12, 15 et 24 canettes a remplacé la vente de bière en fût, pour ceux qui pouvaient facilement faire le saut. Les brasseurs artisanaux régionaux comme Lagunitas, Sierra Nevada, Firestone et New Belgium sont des marques nationales appréciées d’un bout à l’autre du pays. Grâce à l’énorme clientèle américaine, qui était occupée à faire des réserves de canettes de bière, et grâce à des ventes estivales décentes, la demande de malt de base de Rahr a été largement stable au cours du premier semestre.
Dans l’œil de la tempête
Après ce premier contretemps, l’année des Hamill s’est poursuivie comme d’habitude. La baisse des volumes sous contrat avec Canada Malting pour la récolte de 2021 constitue une différence. Cependant, l’engagement des Hamill envers les communautés locales est demeuré fort, et l’entreprise a eu recours aux médias sociaux et a visité des exploitations afin de renforcer les liens sociaux qu’elle entretient avec les brasseurs.
Parfois, cependant, le fait de se trouver au milieu de tout cela peut provoquer un sentiment de solitude. En tant qu’intermédiaire, Rahr a réagi aux arrêts de production des brasseurs à la fin du printemps et au début de l’été en ralentissant le nombre d’offres soumises à son groupe de producteurs pour des livraisons d’orge issue de la récolte de 2019. Son installation d’entreposage sur place contient toujours l’équivalent de deux mois d’orge brute, de sorte que l’usine ne pouvait même pas accepter des cargaisons de grains de producteurs à entreposer en attendant que la demande reprenne. En outre, il était trop difficile de savoir s’il y aurait plus tard un marché du malt qui justifierait pour les producteurs d’entreposer des grains dans des silos sur une longue période. Les producteurs veulent vendre leur orge quand le marché est en effervescence.
La COVID longue du milieu agricole
L’été 2020 a été marqué par une résurgence de la demande, alors que les restaurants, les bars et les terrasses des États-Unis ont commencé à ouvrir. Mais à la fin de l’été, alors que les grains nécessaires pour répondre à la demande étaient déjà disponibles, Rahr a été confronté à un nouveau défi. La récolte d’orge de brasserie de 2020 avait été exceptionnelle. Le rendement et la qualité étaient bien supérieurs à la moyenne. Cela a aidé les Hamill à conserver leurs contrats avec Canada Malting pour 2020. Comme les prix des autres céréales et oléagineux ont continué à augmenter, la prime habituelle de l’orge de brasserie est tombée au profit de l’orge fourragère, une céréale de moindre qualité qui était néanmoins très demandée tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle internationale. Le malt était « le grand perdant », a affirmé M. Sich. « Les producteurs étaient très francs avec nous; ils nous disaient des choses comme : “Vous ne pensez pas avoir besoin de cette orge? Libérez-moi de mon contrat. Je peux aller le mettre sur un bateau à Vancouver” ». L’impact réel de la COVID-19 a été la vente d’une grande quantité d’orge de qualité de maltage sur les marchés nationaux et internationaux en tant qu’aliment pour animaux.
Cependant, les mauvaises nouvelles ne s’arrêtent pas là. À la fin de l’automne, une troisième vague dévastatrice de COVID-19 a frappé la Californie. Tout a fermé. Au moment où les stocks d’orge de brasserie ont atteint un niveau record, il n’y avait soudainement plus d’acheteurs. M. Sutton raconte qu’au cours des jours les plus sombres de l’hiver, la production de Rahr a subi le pire scénario du malteur, soit la perte de lots entiers parce qu’il n’y avait pas de place pour mettre le malt produit. La production a été arrêtée. Les wagons ont été entreposés. On a mis fin aux contrats. À l’approche de l’été 2021, il y avait encore un excédent de grains bruts à écouler et il y aurait bientôt une nouvelle récolte à gérer. Les conséquences ont été considérables : les perturbations engendrées par la COVID-19 et par les restrictions qui en ont découlé ont remis en question les achats d’orge de brasserie de Rahr pour trois campagnes agricoles. On peut dire que ce fut la COVID longue pour le milieu agricole.
En résumé
La COVID-19 a faussé l’influence exercée par les consommateurs sur la chaîne d’approvisionnement de la bière artisanale. Ces derniers ont surtout été très remarqués pour leur absence en 2020. Bien que M. Sich, en tant qu’intermédiaire, a dû rompre des relations qu’il s’efforce habituellement de protéger, la chaîne d’approvisionnement de la bière artisanale de l’Alberta repose en fin de compte sur le producteur. La semaine prochaine, nous nous pencherons sur les décisions que Sheldon Stang, un producteur d’orge de brasserie du centre de la Saskatchewan, a dû prendre pendant une période d’incertitude sans précédent.
Rédactrice économique
Membre de l’équipe des Services économiques depuis 2013, Martha Roberts est une spécialiste en recherche qui étudie les risques et les facteurs de réussite pour les producteurs agricoles et les agroentreprises. Martha compte 25 années d’expérience dans la réalisation de recherches qualitatives et quantitatives et la communication des résultats aux spécialistes de l’industrie. Elle est titulaire d’une maîtrise en sociologie de l’Université Queen’s à Kingston, en Ontario, et d’une maîtrise en beaux-arts en écriture non fictive de l’Université de King’s College.