La chaîne d’approvisionnement de la bière artisanale de l’Alberta : le producteur est à la barre (quatrième partie)
La COVID‑19 a fait des ravages dans presque tous les secteurs manufacturiers de l’Alberta l’an dernier. Cette série de quatre articles se penche sur les rouages économiques de l’une des nombreuses chaînes d’approvisionnement albertaines de l’orge à la bière. Nous examinons comment les liens uniques qui unissent les consommateurs aux brasseries artisanales ont permis à celles-ci de contourner certains des dommages causés par la pandémie, et nous tentons de mesurer l’envergure des répercussions dans l’industrie.
Le premier article étudie l’histoire du secteur pour comprendre comment les consommateurs en sont venus à prendre les commandes de la chaîne d’approvisionnement de la bière artisanale.
Le deuxième article explique comment une chaîne d’approvisionnement pilotée par la demande était particulièrement bien placée pour résister à certaines des pires répercussions de la COVID-19.
Le troisième article examine le rôle des malteries en tant qu’intermédiaire indispensable entre une brasserie artisanale et un producteur d’orge.
Le quatrième article démontre les décisions prises, malgré les répercussions de la pandémie de COVID-19, par un producteur d’orge et proche collaborateur d’un malteur de l’Alberta.
Au printemps 2020, Sheldon Stang ne s’inquiétait pas trop lorsqu’il entendait parler d’une pandémie mondiale. Le producteur saskatchewanais s’affairait à préparer la prochaine récolte de l’exploitation céréalière et oléagineuse de sa famille. La COVID-19 lui semblait à des années-lumière.
Tout près de la frontière qui sépare l’Alberta et la Saskatchewan, M. Stang cultive environ 8 800 acres avec ses parents, Gord et Sharon, ainsi que son épouse, Aimée Ferré Stang. En 2020, les Stang ont fait pousser quelque 2 000 acres d’orge de brasserie, dont la majeure partie en vertu d’un contrat de production passé avec le malteur Rahr, avec lequel ils travaillent depuis 10 ans.
Pourquoi de l’orge?
Il est possible de produire du malt et de brasser de la bière à partir d’autres céréales, mais l’orge a toujours été la grande favorite. Même les bières blanches, faites de blé, contiennent plus de 50 % d’orge.
Les malteurs et les brasseurs préfèrent l’orge pour ses caractéristiques particulières :
un grand nombre d’enzymes naturelles servent à convertir les amidons en sucres pour la fermentation
la conservation de l’enveloppe protectrice de la céréale, même après le battage (contrairement aux grains de blés ou de seigle battus) la rend plus facile à malter
une couche extérieure plus dure facilite l’étape de clarification du processus de brassage
des niveaux de protéines modérés permettent de mieux stabiliser la mousse et procurent une meilleure sensation en bouche
M. Stang et d’autres producteurs avaient déjà pris les importantes décisions de production concernant la récolte de 2020 à l’automne 2019. L’Alberta et la Saskatchewan offrent des conditions idéales pour la culture d’orge de brasserie d’excellente qualité.
Le climat des Prairies, où les journées sont chaudes et les nuits fraîches, permet de réduire l’utilisation de pesticides et de produits chimiques avant la récolte, tout en optimisant les conditions d’entreposage. Ce facteur influence grandement le bénéfice net d’un producteur d’orge brassicole, dont la culture peut nécessiter plus de mesures antiparasitaires et d’autres intrants dispendieux que celle de l’orge fourragère, sa plus proche cousine. Il n’est donc pas étonnant qu’environ 95 % de l’orge produite au Canada en 2020, estimée à 10,4 millions de tonnes métriques, soit venue des Prairies.
Alors que la COVID-19 dominait l’actualité au printemps et au début de l’été, M. Stang surveillait les progrès de ses différentes cultures. L’orge de brasserie qu’il avait semée afin de s’acquitter de ses obligations contractuelles de livraison envers Rahr en 2020-2021 se portait très bien. L’année s’annonçait excellente.
Une défaillance totale du marché
Toutefois, l’exploitation agricole n’était pas à l’abri de l’impact de la pandémie. Les brasseries américaines faisant partie de sa clientèle ayant suspendu ou ralenti leur production en raison de mesures de santé publique, Rahr a commencé à réduire ses demandes de livraisons de céréales récoltées par la famille Stang en 2019. D’un point de vue purement économique, la COVID-19 provoquait une défaillance totale du marché dans le secteur de la bière. Pour fonctionner correctement, tous les marchés dépendent de la libre circulation de renseignements exacts et, sous le poids des fermetures de masse et des restrictions imposées aux bars et aux restaurants, les participants à la chaîne d’approvisionnement ne savaient pas si les consommateurs voudraient acheter de la bière ni quand ils le pourraient.
Les producteurs liés par des contrats de production ont fait face à une décision cruciale : attendre les soumissions de Rahr sans savoir quel prix serait offert, ou mettre fin à leur contrat et tenter de vendre les céréales ailleurs. Les Stang étaient prêts à attendre que les commandes de la malterie augmentent. L’orge cultivée en 2020 ne serait pas récoltée avant plusieurs mois et, en vertu du contrat, Rahr avait payé à la famille le coût de l’entreposage des céréales de 2019 jusqu’à la fin du mois d’août, au besoin. Les Stang pouvaient se permettre de présumer qu’ils auraient le temps de livrer les céréales stockées avant que la nouvelle récolte doive être entreposée.
Les Stang espéraient obtenir pour leur orge un montant proche du prix contractuel fixé avant que la pandémie de COVID-19 anéantisse les marchés et fasse chuter les prix. C’est la solidité de leur relation avec Rahr qui leur a donné la confiance nécessaire pour patienter. Cependant, la tarification équitable et fiable de l’orge de brasserie, normalement déterminée en fonction de l’offre et la demande du marché, été réduite en grande partie à des conjectures au cours de la pandémie.
Sur le marché, l’offre et la demande dictent les prix, mais qu'arrive-t-il s’il n’y a pas de marché?
Contrairement aux autres céréales, l’orge ne se négocie pas en bourse. Il n’y a aucun prix à terme sur lequel appuyer objectivement les contrats. Rahr calcule plutôt un juste prix qu’elle propose aux 200 producteurs avec lesquels elle fait affaire dans le cadre de son programme de contrats de production directs. Grâce au suivi des prix des céréales et oléagineux, Rahr estime les revenus et les coûts probables par acre et offre des prix qui lui permettent, ainsi qu’à ses producteurs, d’attendre leurs marges cibles. C’est un système équitable et transparent, qui s’est effondré lors de la première vague de la pandémie.
« La plupart du temps, Rahr était un chef de file du marché [en matière de prix], affirme M. Stang. Mais ce n’est plus le cas depuis un an et demi. » D’autres producteurs sous contrat, qui préféraient ne pas attendre que les commandes de Rahr reprennent, savaient qu’ils pouvaient vendre plus cher ailleurs, dans d’autres marchés où les prix étaient plus élevés. En 2020, le marché d’exportation a donc été très actif.
Les marchés des cultures en 2020 : une course vers le sommet
En règle générale, environ un tiers de la production canadienne d’orge de brasserie est utilisé par l’industrie brassicole du pays, tandis que le reste est exporté, principalement vers les États-Unis et l’Asie. Toutefois, l’orge ouvre deux types de marchés distincts. L’orge de qualité de maltage qui entre dans la fabrication de la bière est un produit de base haut de gamme, alors que l’orge fourragère sert à nourrir le bétail. L’orge de brasserie se vend normalement à un prix supérieur en raison de sa qualité et parce qu’elle est plus difficile à cultiver que l’orge fourragère.
Reconnu pour ses cultures de grande qualité, le Canada comble environ 10 % des besoins mondiaux en exportant de l’orge brassicole, de l’orge fourragère ainsi que du malt produit, vers les États-Unis, la Chine et le Japon pour ne nommer que quelques pays. Deux facteurs ont ébranlé les structures du commerce mondial en 2020. Le premier était la demande imprévue de produits de base bruts comme le blé et d’autres céréales de la part de pays préoccupés par la sécurité alimentaire pendant la pandémie. Le deuxième était la demande apparemment insatiable de la Chine visant les céréales et oléagineux utilisés principalement comme aliments pour animaux. Ensemble, ces facteurs ont propulsé les prix des produits de base de plus en plus haut. « Cette augmentation a été une planche de salut, selon M. Stand, la Chine a vraiment aidé pour ce qui est des prix et, sans cela, je crois que nous aurions été atteints beaucoup plus directement. »
C’est que, pendant la pandémie de COVID-19, la vente d’orge fourragère est devenue plus lucrative que celle de l’orge brassicole. Incapables de vendre leur orge de brasserie aux malteurs canadiens, les producteurs d’orge ont pu se tourner vers les marchés d’exportation de céréales fourragères et profiter de prix semblables, voire parfois meilleurs. L’année dernière, M. Stang et de nombreux autres producteurs ont vendu plus d’orge de qualité de maltage sur les marchés des aliments pour animaux qu’ils l’auraient fait en temps normal et ils ont très bien tiré leur épingle du jeu en ce qui a trait aux prix.
« Est-ce que j’ai obtenu un peu moins en acceptant la tarification de Rahr pour mon orge? Probablement. Mais est-ce que l’entreprise m’a offert de nombreuses possibilités à long terme par le passé? Absolument! Alors, voilà. En vouloir à l’entreprise d’offrir 20 ou 15 cents de moins le boisseau sur le marché actuel alors qu’elle traverse une période très difficile et simplement la laisser tomber? Ce n’est pas ça, un partenariat à long terme », déclare M. Stang.
« Je ne veux pas que les relations d’affaires de ma ferme reposent sur la commercialisation de l’orge en Chine. C’est une solution très, très temporaire. La Chine achète ici maintenant, mais pas pour longtemps. » Compter sur un tiers qui n’agit que dans son propre intérêt n’est viable ni pour Rahr ni pour M. Stang. Selon lui, un contrat de production est un outil d’atténuation du risque pendant une mauvaise année, et il peut aussi être un facteur de limitation au cours d’une bonne année.
« Nous ne pouvons pas simplement considérer nos ententes avec Rahr à court terme, soutient M. Stang. Ces ententes ont été rentables pour nous pendant plusieurs années. Nous devons continuer de travailler ensemble, même lorsque l’entreprise éprouve des difficultés. »
Le producteur d’orge et le consommateur de bière artisanale
La présente série d’articles examine l’une des nombreuses chaînes d’approvisionnement tirées par la demande des consommateurs dans le secteur de l’approvisionnement de l’orge à la bière en Alberta. Deux marchés mondiaux très différents ont été créés d’après les tendances historiques de fabrication de la bière, puis un mouvement centré sur la bière artisanale a soudainement placé le consommateur aux commandes de cette chaîne d’approvisionnement axée sur la demande, occasionnant une transition des stratégies de pression (axées sur l’offre) aux stratégies d’attraction (axées sur la demande).
Hélas, le monde a changé radicalement en 2020. Afin de permettre à la chaîne d’approvisionnement de fonctionner correctement et à ses participants de prendre des décisions rationnelles, il faut des renseignements sur l’offre et la demande. La pandémie de COVID-19 a nui à la libre circulation des connaissances au sujet des intentions des consommateurs et de leur capacité à consommer de la bière artisanale – mais les divers acteurs d’une même chaîne n’ont pas tous été touchés au même degré. De nombreuses petites entreprises du centre de l’Alberta ont réussi à éviter une catastrophe après que le gouvernement provincial a autorisé la livraison à domicile et les achats pour emporter. Elles ont pu de nouveau prendre des décisions rationnelles au sujet des marchés parce qu’elles disposaient de bons renseignements sur le comportement probable des consommateurs. Cela a fonctionné. Après une accalmie initiale, la pandémie a amplifié l’élan de soutien aux entreprises locales, qui existait déjà avant la pandémie. Des brasseries comme Troubled Monk et Blindman Brewing, des détaillants tels que Cilantro and Chive et de petits malteurs spécialisés comme Red Shed pouvaient reprendre leurs activités, appuyer les achats locaux et contribuer à produire et vendre d’excellentes bières.
Rahr Malting a dû attendre longtemps après le début de la pandémie pour avoir accès à des renseignements fiables sur ses principaux clients américains. Parallèlement, l’entreprise a été forcée de concurrencer l’escalade des prix sur les marchés d’exportation de l’orge fortement dynamisés. Incapable de s’y opposer de front, Rahr a dû interrompre sa production et laisser des producteurs rompre leur contrat. Cette option était logique pour certains producteurs, mais pas pour Sheldon Stang.
Les avantages qu’il a trouvé à rester avec Rahr — attendre jusqu’à beaucoup plus tard en 2020 pour livrer sa récolte de 2019 et conserver sa récolte de 2020 plus longtemps qu’il l’aurait fait normalement — ont plus que compensé les coûts supplémentaires liés à l’entreposage des céréales et les coûts afférents aux occasions perdues de vendre plus de céréales sur les marchés d’exportation florissants.
Ce que cela signifie
Peu importe l’emplacement ou la proximité de l’approvisionnement, c’est la demande des consommateurs qui provoque toutes les réactions de l’offre. La pandémie de COVID-19 n’a fait que souligner l’importance du consommateur et la nécessité de le connaître, en particulier pour une chaîne d’approvisionnement albertaine de la bière artisanale. Au cours d’une année sans précédent, les consommateurs ne savaient pas — et ne pouvaient pas savoir — comment dépenser leur argent. Tous les participants à la chaîne d’approvisionnement vont ressentir les répercussions de ces perturbations majeures du marché, pendant longtemps encore en 2021.
Rédactrice économique
Membre de l’équipe des Services économiques depuis 2013, Martha Roberts est une spécialiste en recherche qui étudie les risques et les facteurs de réussite pour les producteurs agricoles et les agroentreprises. Martha compte 25 années d’expérience dans la réalisation de recherches qualitatives et quantitatives et la communication des résultats aux spécialistes de l’industrie. Elle est titulaire d’une maîtrise en sociologie de l’Université Queen’s à Kingston, en Ontario, et d’une maîtrise en beaux-arts en écriture non fictive de l’Université de King’s College.